Le jour où l’essence a été volontairement empoisonnée

L’histoire secrète du plomb : un livre explosif
Le jour où l’essence a été volontairement empoisonnée
Intrigues, pressions, chantages : des sociétés comme General Motors, DuPont et Standard Oil

(Exxon Mobil) ont tout fait pour cacher la dangerosité de l’essence plombée, jusqu’à son interdiction aux USA puis en Europe.
Le récit de l’auteur américain Jamie Lincoln Kitman glace le sang.
« C’est un exemple flagrant de la poursuite de la richesse à tout prix, au détriment des questions de santé publique », met en garde Jamie Kitman, auteur du livre L’histoire secrète du plomb (1).
Des sociétés comme General Motors, DuPont et Standard Oil (à présent Exxon Mobil) ont engrangé des bénéfices plantureux grâce à la commercialisation de l’essence plombée aux quatre coins du monde. Et qu’importe si le plomb est connu pour être un poison violent « dont le contact peut causer des hallucinations, des difficultés respiratoires et dans les cas les plus graves : folie, tremblements, paralysie, asphyxie et mort », rappelle Jamie Kitman.

Comment a -t-on permis la commercialisation d’une essence empoisonnée durant des décennies alors que, selon certaines études (2), cinq mille Américains mouraient annuellement de maladies du coeur liées au plomb ? Comment expliquer que cette substance est toujours commercialisée dans le Tiers-Monde alors qu’elle est interdite en Europe depuis 2000 et aux USA depuis 1986 ?

Une manne financière inégalable

L’histoire débute en 1921 dans un laboratoire de General Motors Research Corporation à Dayton (Ohio). Le jeune chercheur Thomas Midgley avertit son supérieur, Charles Kettering, qu’il vient de faire une découverte importante : le plomb tétraéthyle (PTE) réduit les cliquetis des moteurs à combustion interne. Si le PTE est déjà classé comme un poison violent depuis 1854, cette nouvelle vertu est inconnue.

La piste est donc considérée intéressante.

Le PTE n’est pas la seule substance sur laquelle travaillent les chercheurs de ce laboratoire.
L’éthanol, un ingrédient non toxique, renouvelable et fabriqué à partir de déchets agricoles, présente des qualités similaires. « Mais cette dernière formule est fondamentalement contraire aux intérêts financiers des compagnies pétrolières et aux exploitants du plombs », souligne Jamie Kitman. En effet, l’éthanol est abondant et facile à fabriquer.
Autre grand inconvénient pour les caisses de General Motors et de ses partenaires : l’ingrédient n’est pas brevetable, au contraire du PTE, rebaptisé Ethyl. « Grâce à un monopole fondé sur des brevets, Ethyl produirait des royalties sur quasiment chaque litre d’essence vendu pendant sa durée de vie et promettait de rendre les actionnaires de General Motors très riches » Résume l’auteur.

L’éthanol n’est donc pas retenu comme piste sérieuse. Pour discréditer totalement cette alternative, les entreprises pétrolières et les producteurs de plomb feront appel à des stratagèmes classiques comme « une campagne très efficace de lobbying auprès des législateurs pour imposer des taxes importantes surl’éthanol, son utilisation devenant dès lors financièrement inintéressante. celui-ci fera son retour des décennies plus tard, lorsque l’essence sera débarrassée de son plomb…) précise Jamie Kitman.

Une production mortelle

La production du PTE débute en 1922 alors même que le président de General Motors, Pierre DuPont, reconnaît dans un courrier que « ce liquide incolore est très toxique s’il entre en contact avec la peau, donnant lieu à un empoisonnement par le plomb presque immédiatement », rapporte l’auteur américain.
Dès les premiers essais de production, des cas d’empoisonnement mortel sont constatés dans l’usine de DuPont qui produit le PTE.

GM tente de minimiser l’affaire mais différentes personnalités tirent la sonnette d’alarme, comme William Clark, issu du Service fédéral de la santé publique (PHS).
Ce dernier met en garde contre cette menace grave pour la santé publique.
Alarmé, son supérieur demande une étude sur le PTE. « On lui répond alors que de tels essais cliniques prendraient trop de temps. On lui suggère d’attendre que les industriels concernés fournissent les données appropriées ! », rapporte Jamie Kitman.

GM trouve le rythme de production de DuPont trop lent et s’associe avec Standard Oil qui avait développé une méthode de synthèse du PTE plus rapide et moins chère, donnant naissance à l’Ethyl Gasoline Corporation. L’usine de Standard Oil, situé à Bayway, débute à son tour la production sous de tristes auspices : 5 décès surviennent lors des premiers essais.
« Au total, plus de 80% du personnel de Bayway mourut ou souffrit d’empoisonnement aigu », note l’auteur.
La ville de New York interdit rapidement la vente de l’essence mélangée au PTE.
Philadelphie et Pittsburg suivent le mouvement. En mai 1925, pressée de toutes parts, Ethyl Gasoline Corp. retire son produit du marché, sans abandonner son projet pour autant.

Des études très peu indépendantes…

Un lobbying intense se met en place. GM essaie d’influencer des chercheurs de renom au sein du Service fédéral de santé publique en leur proposant des postes de consultants.
Objectif : « Réfuter toute propagande mensongère sur le PTE », révèle Jamie Kitman.

Les chercheurs refusent. GM fait alors appel au bureau américain des mines, dont le but est de promouvoir l’activité minière, pour explorer les dangers du PTE. Tout est bien cadenassé: « Avant toute publication de documents ou d’articles, ces derniers devaient être soumis au commentaires, à la critique et à l’approbation d’Ethyl », s’indigne Jamie Kitman.

Des études, issues notamment du bureau des mines, mettent en doute les dangers de l’essence plombée, soulignant au passage qu’aucune étude ne prouve cette dangerosité.
Rejetant le principe de précaution, les « scientifiques » au service d’Ethyl argumentent que les gouvernements locaux ne peuvent ainsi prendre des décisions « uniquement en fonction d’une probabilité éloignée »…
Le Dr Robert Kehoe, issu de l’Université de Cincinnati et médecin consultant en chef chez Ethyl va également, pendant des années, écrire des articles de propagande sur le plomb, avec le soutien des industries concernées. Son laboratoire, financé initialement par General Motors, DuPont et Ethyl, mènera ainsi des grandes études sur les avantages de l’essence plombée, occupant le vide laissé par les acteurs publics.
Sa thèse est claire : le plomb existe à l’état naturel dans le corps humain. Les taux élevés décelés chez les patients « contaminés au plomb » sont donc normaux et inoffensifs…

L’attaque comme politique de défense

Face à cette avalanche de rapports issus de l’industrie, aucune étude indépendante ne sera menée par le Service fédéral de la santé publique.

Une attitude étonnante pour un organisme gouvernemental dont la mission est la protection de la santé publique.
« La mentalité était différente face aux entreprises, explique l’auteur américain, sans pour autant excuser cette attitude.
La parole des industriels bénéficiait de beaucoup de crédit. De plus, les organismes gouvernementaux percevaient leur rôle comme promoteurs de l’industrie et ne voulaient pas prendre des décisions qui auraient pu freiner leurs activités. »

Ce lobbying intensif donnera les effets désirés.
Le Service fédéral de la santé publique donnera son feu vert : après une brève absence, l’essence plombée effectuera son retour dans les stations-services américaines.

Malgré l’approbation du PHS, l’essence plombée suscite la méfiance des automobilistes. Pour redorer le blason du produit, quelle meilleure politique de défense que l’attaque ?
Les industries adoptent un discours offensif : « Vous dites que notre produit est dangereux. nous disons qu’il ne l’est pas. Prouvez-nous que nous avons tort », résume Jamie Kitman.
Lorsque des études publieront des conclusions accablantes, l’industrie remettra en cause la méthodologie, la partialité des chercheurs, la notion d’extrapolation à partir des tests sur les animaux notamment…
Une tactique utilisée par d’autres acteurs, « que ce soit l’industrie automobile, les industries nucléaires, de la chimie, du charbon, des marchands de tabacs, de pesticides, de l’amiante et plus récemment par des sociétés qui commercialisent des organismes génétiquement modifiés, constate Jamie Kitman.
Il incombe à ceux qui émettent des doutes de fournir la preuve de ce qu’ils avancent, pendant que le monde entier sert de cobaye… »

A l’abri des poursuites judiciaires

Au début des années 70, les industries concernées remarquent un changement d’attitude dans l’opinion publique et au sein du monde politique.

Les questions quant à la pollution atmosphérique deviennent de plus en plus pressantes.
L’aura de l’essence plombée commence à se ternir.
Ce phénomène est également accentué par les recherches menées par le Dr Clair Patterson, un géochimiste qui cherchait à établir l’âge de la Terre.
Ses recherches l’amènent à la conclusion suivante : l’homme industriel a multiplié sa charge en plomb par cent et les niveaux de plomb dans l’atmosphère par mille !
Les thèses développées pendant des années par Robert Kehoe perdent d’un coup tout leur crédit.

Mais Clair Patterson payera cher la publicité faite autour des résultats de ses recherches. Son contrat de longue date avec le Service fédéral de la santé publique ne sera pas renouvelé tout comme un contrat avec l’Institut américain du Pétrole.
Ethyl a même fait pression pour qu’il soit renvoyé de l’université.

Face à la volonté gouvernementale américaine d’abandonner l’essence plombée, Ethyl ne baissera pas tout de suite les armes et le lobbying s’intensifiera.
Avec des arguments classiques : un arrêt brutal de la production d’essence plombée pourrait mettre en danger 14 millions d’emplois directs aux USA et 29 millions d’indirects… Le PTE sera finalement abandonné en 1986 aux USA et en 2000 en Europe.

Face aux baisses des ventes sur ses marchés traditionnels, Ethyl s’en ira séduire d’autres marchés plus porteurs. Ses équipes vantent les bénéfices de l’essence plombée en Europe de l’Est et dans les pays en voie de développement où elle continue d’être commercialisée.

« En 1996, 93% de l’ensemble de l’essence vendue en Afrique contient du plomb. 94% au Moyen-Orient. 30% en Asie et 35% en Amérique latine, s’insurge Jamie Kitman dans son ouvrage.

Selon la Banque mondiale, 1,7 milliard de citadins dans les pays en voie de développement courent un risque d’empoisonnement au plomb ! »
Prudentes malgré tout, pour contrer d’éventuelles poursuites judiciaires et des class actions coûteuses, les grandes compagnies pétrolières ont veillé de nos jours à se séparer de leur succursale active dans le PTE. Si des actions en noms collectifs devaient voir le jour, les foudres de la justice ne les toucheraient pas directement…

Nathalie van Ypersele

(1) Jamie Kitman, L’Histoire secrète du plomb, Editions Allia, 2005, 155 pages, € 6,10.

(2) Etude de l’Agence de Protection de l’Environnement (EPA) datant de 1985.

Source : Trends-Tendances, 22 juin 2006

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